Dernier jour 20h28

Une voiture qui roulait en direction de Cedar Rapids, Iowa, sur l'autoroute Inter State 88 vers l'ouest, au sud de Sterling, Illinois, tomba dans la Rock River du haut du viaduc. D'après les témoins, la voiture avait fait un écart sous la pluie battante avant de défoncer le rail de sécurité du pont. Les forces de l'ordre ne trouvèrent pas de corps. Pourtant, une recherche sur les enregistrements vidéo de la police de la route indiquait que quelques dizaines de minutes auparavant, au moment de son passage à un point de contrôle automatisé, la voiture avait compté deux occupants dont l'apparence correspondait au propriétaire du véhicule et à sa concubine. Les policiers conclurent que les corps avaient été éjectés et entraînés par le courant tumultueux. Ils portèrent disparues les deux personnes en question. L'examen de la boîte noire indiquait que la voiture avait été en mode manuel au moment de l'accident, ce qui permettait d'écarter l'hypothèse d'un mauvais fonctionnement catastrophique du pilote automatique. C'était faux. Quelqu'un avait modifié l'IA du véhicule de façon substantielle. Non seulement celle-ci avait été aux commandes, mais elle avait en plus falsifié l'enregistreur. Elle avait même eu le temps, pendant les quelques centaines de millisecondes qui lui restaient avant l'impact, d'effacer les modifications logicielles qui lui avaient été faites.

Lorsque le camion sur lequel la voiture accidentée avait été chargée quitta la scène de l'accident au milieu des gyrophares de la police, le train de Ruth et Tim sortit de la banlieue de Cedar Rapids, vers l'ouest. Ruth prit la main de Tim et lui demanda très bas.

— J'ai compris pourquoi tu nous as fait jeter les téléphones, mais j'aimerais tant appeler Ada pour avoir des nouvelles !

— Ruth, ce serait une très mauvaise idée. Très très mauvaise. C'est exactement le genre de connerie qu'ils guettent s'ils nous cherchent.

— Je sais, mais c'est tellement frustrant !

— Je ne sais pas s'il est possible que tu leur en veuilles autant que moi.

— Tu veux dire : d'avoir utilisé mon état de santé pour...

— Oui, ça... Mais aussi de m'avoir fait entraîner Ada dans cette histoire. Et pourtant, il y a peut-être encore pire.

— Pire ?

— Pendant qu'on attendait le train tout à l'heure, il m'est venu à l'esprit une hypothèse abjecte.

Il scruta sombrement le vissage admirablement ridé de Ruth. Elle plissa les yeux.

— Vas-y, dis-le-moi ! Je ne veux plus jamais que tu te sentes obligé de garder un secret pour me protéger.

— Je sais. Je le sais maintenant.

— Alors ?

— Il m'est venu à l'idée que tu n'étais peut-être pas tombée malade par hasard.

Ruth plissa les yeux à nouveau, elle hocha la tête.

— Tu penses qu'ils ont les moyens de faire cela ?

Il haussa les sourcils.

— À considérer le reste, si c'est possible, il me semble maintenant probable qu'ils aient aussi fait cela, et que c'est cet évènement qui a logiquement précédé tous les autres dans cette affaire.

Ruth réfléchit quelques secondes. En fin de compte, même si c'était effrayant, l'important restait qu'ils avaient tenu la tempête, ensemble. Elle demanda :

— Et tu crois qu'on va réussir... à disparaître ? finit-elle très bas en regardant si les autres passagers autour écoutaient.

— Pour un certain temps, oui, s'ils nous croient morts, comme je l'espère ! Malheureusement, nous n'avons pas les moyens d'échapper indéfiniment à des recherches poussées. Néanmoins, cela ne sera pas forcément nécessaire. Si c'est un complot à l'échelle que je soupçonne, il y aura sans doute un jour prochain une enquête très approfondie. Alors, qui sait, on pourra se mettre sous la protection de la justice. On va s'installer discrètement dans un coin perdu et on verra.

— Et Ada et Michael ? À ton avis pourquoi Ada nous a-t-elle dit qu'elle ne pouvait pas nous expliquer ?

— J'ai bien une petite idée, mais tu me connais : j'ai tout le temps des idées, fit-il avec un sourire.

— J'espère tellement qu'ils s'en sont bien sortis !

Elle resta pensive et puis, en marquant sa conviction d'un hochement de tête, elle ajouta :

« Je le crois.

— Et qu'est-ce qui te fait penser cela ?

Ruth secoua la tête avec cette petite moue modeste que Tim aimait tant.

— Je ne sais pas, une espèce d'intuition. Je sais que tu ne crois pas à ce genre de choses, mais j'ai la conviction d'entretenir avec Ada une relation qui abolit la distance.

— Oh, mais j'y crois.

— Tu y crois ?

— Bien entendu, cela s'appelle le téléphone.

Elle lui donna un coup dans les côtes.

— Oh ! fit-elle, outrée.

— Pardon, je ne veux pas te froisser, mais tu es bien obligée de reconnaître que vous avez été en contact téléphonique deux fois aujourd'hui.

— Tu n'as pas trouvé qu'elle était étrangement joyeuse quand elle nous a appelés juste avant qu'on abandonne la voiture ?

— Si, elle était visiblement très excitée et radieuse de soulagement.

— Tim, il y a quelque chose que tu ne me dis pas !

— Elle avait coupé ses cheveux et les avait teints en brun. Ça lui va bien !

— Tim, tu veux bien être sérieux quelques secondes ?

Il hocha la tête en souriant comme un enfant qui cache un cadeau derrière son dos. Ruth fronça les sourcils.

« C'est au sujet de cette très jolie petite fille noire qu'Ada tenait endormie dans ses bras, tu la connais ?

— Non, admit-il en penchant la tête.

— Alors, quoi ?

Il regarda distraitement au dehors afin de marquer une pause mélodramatique. Il souriait comme Ruth l'avait assez peu vu sourire ces derniers temps.

— Figure-toi, fit-il très bas en lui tapotant affectueusement le bras, figure-toi, que j'ai reconnu ce qu'il y avait en arrière-plan.

Ruth haussa les sourcils et fit doucement non de la tête. Il sourit malicieusement.

« Je sais que tu ne portes aucune attention à ce genre de chose, mais je suis très sensible à ce type de détail.

— Ils étaient dans une sorte de bus, c'est ça ? demanda Ruth, suspendue à ses lèvres.

— Nan, fit-il seulement.

— Tu ne me le diras pas ?

Il se pencha vers son oreille et chuchota :

— C'était la cabine d'un avion. Ada était assise du côté droit, dans les premières rangées, on voyait le début de l'aile par le hublot. C'était un avion très particulier.

Ruth fronça les sourcils.

— Ah ?

Tim se pencha à nouveau vers elle.

— C'était un StarWanderer.

Ruth le considéra avec ses grands yeux verts écarquillés par la surprise. Tim se mit à rire silencieusement en la regardant. Il hochait la tête.

« Je te le jure : je ne peux pas me tromper.

Des larmes étaient venues dans les yeux de Ruth.

— C'est merveilleux, murmura-t-elle !

— Oui, renchérit-il, c'est merveilleux !

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Agence France Presse, Genève, aujourd'hui, 20h20. L'ASI annonce avec un soulagement évident que le lancement au départ de l'astroport d'Almogar de la dernière navette vers Exodus s'est déroulé conformément au plan de vol. Le StarWanderer est en transit sur une orbite hyperbolique vers sa destination finale, un rendez-vous avec la nef géante prévu cette nuit vers 3h47. Aux commandes de ce dernier vol à destination du vaisseau interstellaire en partance, on trouve l'astronaute vétérane Morgan Kerr. La liste des 23 passagers vient d'être communiquée. On y compte le petit Paco, plus jeune gagnant de la loterie Exodus, cependant que la benjamine de ce vol, âgée de quatre ans, est la fille du commandant de bord. Le ramassage des passagers dont certains étaient cachés dans des hôtels de la petite station balnéaire de Santa-Maria d'Almogar a donné lieu à une véritable opération de guerre quand il s'est avéré que des équipes terroristes armées de missiles sol-air attendaient les hélicoptères de l'ASI. In extremis, d'après l'ASI, une intervention très musclée de chasseurs de la quatrième flotte US qui croisait au large a réduit ces batteries au silence avec d'importants dégâts collatéraux. La petite ville tranquille de Santa-Maria d'Almogar se souviendra longtemps de ce qui fut pour quelques-uns leur dernier jour sur la Terre.

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Vogue, vogue, petite arche, petit panier, fragile gardien de nos trésors. Une grande bataille va avoir lieu, son tumulte énorme gronde à l'horizon de l'humanité. Car si l'homme fait la guerre depuis la nuit des temps, pour la première fois ce sera pour de bon.

Vogue, vogue vers les étoiles, petit vaisseau de nos espoirs. Reste caché, reste discret. Nous ne sommes pas seuls.

Vogue, vogue, à travers le vide immense et glacial. Tu portes l'espérance de l'homme et de la vie sur Terre. Tu es notre option sauvage, la carte dans notre manche, notre clin d'œil à l'univers. File, file, petit navire, éloigne-toi du danger, va sauver loin, loin, notre version de la vie et de la liberté d'être vivant. Bientôt, aux marches de la Terre, l'humanité va défendre son existence, mais c'est une autre histoire.